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lundi, 26 octobre 2020

Devoir de Lakevio du Goût N°54

devoir de Lakevio du Goût_54.jpg

Cette photo de Walker Evans semble nous dire quelque chose.
Elle me rappelle quelque chose.
Mais quoi ?
Peut-être un film...
Ou autre chose.
Si vous avez une idée, dites le lundi.

J’ai vu pour la première fois cette photo de Walker Evans en allant à une exposition au Centre Beaubourg.
J’y ai vu des photos, certaines épouvantables, d’autres attendrissantes mais celle-ci m’a sauté à la mémoire.
Pas parce que cet homme est un bel homme à l’air malheureux.
C’est tout autre chose, quelque chose de quasiment insignifiant mais qui a attiré mon regard et m’a tiré par le fil de ma mémoire.
Car c’est bien ce qui s’est passé.
Ce n’est pas moi qui ai tiré le fil pour ramener un souvenir, non, c’est le détail qui m’a tiré par la mémoire et entraîné dans les méandres d’un passé par moments mouvementé.
Le détail ? L’agrafe de la salopette de l’homme.
Mon père avait une salopette comme ça.
J’ignorais tout de la rudesse de l’époque.
Je ne la voyais que rarement, cette salopette car mon père mettait un point d’honneur à être habillé en « homme normal » quand il sortait de l’usine Boulevard Sérurier.
Comme pour beaucoup d’ouvriers de l’époque, la « gamelle » restait souvent à la maison pour cause de vacuité et, ces jours-là, le déjeuner se résumait à faire un tour sur le boulevard en mangeant une demi-baguette…
Il est toutefois arrivé qu’il revint à la maison « en bleu ».
Ma mère détestait autant que lui qu’il fût dans la rue autrement qu’en « homme normal ».
Il y avait de bonnes raisons à ça car quand mon père arrivait « en bleu » c’est que quelque chose de désagréable se profilait à l’horizon.
Ce jour-là, celui où l’agrafe de la salopette m’a frappé, je me le rappelle bien parce que j’ai encore honte de ce que j’ai pensé.
Ce soir-là, donc, mon père est arrivé à la maison, a posé son « sac-seau » par terre et a dit « Ma poule ! Je travaille de nuit samedi et dimanche… »
Et il n’était pas content parce que le dimanche était le seul jour de la semaine où il se reposait.
Et j’ai eu le culot de dire quelque chose comme « Youpee ! C’est bien, papa ! »
- Pourquoi ça, mon fils ? 
- Ben, peut-être que maman pourra acheter un gâteau.
Je mentais effrontément mais mon père m’a passé la main dans les cheveux.
Ma mère a dit « Lemmy ! Il a plein d’épis ! J’ai un mal fou à le peigner ! »
Je rougis encore à me rappeler ce que j’ai réellement pensé à ce moment-là.
Vous ne le savez pas mais le dimanche, « mon » dimanche, était régulièrement gâché par la sieste de mon père épuisé après des nuits de neuf heures agrémentées de deux ou trois « heures sup’ ».
Mon père avait alors besoin du football à la radio pour dormir.
L’émission commençait toujours par la chanson « Chantons pour le sport » par André Dassary.
Dès que j’entendais
« Chantons pour le sport !
   D'un cœur joyeux, chantons l’essor de la jeunesse
   Qui se moquant de la gloire,
   Vole vers la victoire ! »
je savais que mon dimanche était mort.
Mon père dormirait tout l’après-midi et je ne pourrais rien faire d’autre que lire.
J’avais tout essayé.
Rien n’y faisait.
Je baissais la radio petit à petit mais dès que le niveau devenait trop faible, il se réveillait en sursaut et disputait tout le monde…
Ma mère remontait le son de la radio et mon père se rendormait...
Depuis ?
Depuis, mon père me manque.
Pas les salopettes ni le sport à la radio, seulement mon père…