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samedi, 21 septembre 2019

Histoire d'eau...

Je sais, mais c'est samedi...

soupe à la grimace.jpg

C’est en lisant cette note d’Adrienne que ça m’est revenu…
J’étais assis sur le coffre, dans « la grande pièce ».
À ma droite, coincée entre « la petite armoire » et moi, ma petite sœur, dite « Riboulika » pour son goût marqué pour la castagne.
Elle était mise là car c’était celle qui avait le plus de mal à se tenir tranquille.
À ma gauche, à un bout de la table, ma grande sœur.
Ma mère lui avait attribué la place pour éviter les accidents car derrière elle, pas très loin il y avait le poêle.
Face à moi, mon père et à sa gauche ma sœur cadette dite « Souricette » car elle couinait beaucoup…
À l’autre bout de la table, du côté du boyau baptisé pompeusement « la cuisine », ma mère.
Ces places étaient immuables tout comme les saisons, les récriminations de mon père après le général De Gaulle et celles de ma mère après les communistes.
Nous étions tous les six à table ce soir là, un soir d’hiver.
Enfin presque, ne manquait que ma mère qui arrivait, tenant le plat habituel des soirs d’hiver : « La soupe ! »
Quasiment tous les soirs d’hiver se jouait le même drame.
À peine servie, Souricette disait « j’aime pas la soupe ! » et commençait à trier, les carottes ici, les morceaux de poireau là, les petits dés de pomme de terre sur un autre côté de l’assiette, etc.
Quand ne restait dans le creux de l’assiette que quelques cuillérées d’eau trouble, elle commençait à renifler et deux larmes coulaient sur ses joues.
Ma grande sœur profitait d’un moment d’inattention de ma mère pour mettre les carottes dans son assiette, je piquais les morceaux de poireau pour les mettre dans la mienne et « Riboulika » –la petite - qui les aimait se dépêchait de manger les pommes de terre.
Mon père faisait semblant de ne rien voir, disait « c’est bien ma fifille »
Souricette séchait ses larmes, avalait une mini cuillérée d’eau tiède et disait « j’ai fini ! »
Ça ne se passait hélas, pas toujours aussi bien.
Ma mère, pas si souvent dupe qu’on l’espérait et persuadée que seule la soupe et « le pain d’hier » faisaient grandir harmonieusement les enfants,  surveillait sérieusement celle qu’elle appelait –sauf ces soirs là- « la prunelle de mes yeux ».
De temps en temps, principalement quand on aurait aimé avoir un peu de calme, le dîner se terminait comme les pièces de Racine mais avec juste les cris et les larmes, pas les morts partout.
Alors que mon père commençait à montrer des signes d’énervement, que nous avions englouti l’entremet « Francorusse » au chocolat ou à la vanille –j’aimais bien celui à la pistache, tout vert avec un goût marqué de je ne sais quoi- Souricette restait la seule avec une assiette de soupe froide, la tiédissant de ses larmes et nous saoulant de ses gémissements d’enfant martyre.
Il y eut des soirs, comme ça, où l’idée de Caïn estourbissant Abel ne paraissait plus si monstrueuse…
Ma mère abandonna l’idée de faire avaler sa soupe à Souricette quand celle-ci, un matin, au moment d’aller à l’école, se leva et voyant l’assiette de soupe à sa place sur la table, retourna se recoucher.
Ma mère, désespérée par ce gaspillage matinal, jeta la soupe, embrassa Souricette et laissa tomber l’idée de lui faire manger sa soupe.
Mes deux autres sœurs et moi fûmes scandalisés par ce favoritisme éhonté mais comme nous aimions bien la soupe de ma mère, on a juste été jaloux…