lundi, 15 avril 2019
Ce n'est pas dur qu'aux miséreux...
"En haut de la rue Saint-Vincent, un poète et une inconnue,
S'aimèr'nt l'espace d'un instant, mais il ne l'a jamais revue.
Cette chanson, il composa, espérant que son inconnue,
Un matin d'printemps l'entendra quelque part au coin d'une rue."
(La Complainte de la Butte)
C'est de "l'espace de l'instant" que je voudrais que vous me parliez.
Histoire inattendue, éphémère, dès lundi !
J’aime la rue Paul Albert, celle du tableau que tu proposes, Lakevio.
Oui, je suis sûr que c’est celle-là car je reconnais, au bas de l’escalier mille fois arpenté, la rue Ronsard.
Au coin de la rue Ronsard, juste en face de l’escalier, quand les rues Charles Nodier et André Del Sarte la rejoignent, il y avait une boulangerie.
Je pense parfois à cette boulangerie « l’espace d’un instant »…
Il y a des instants comme ça, des instants qui devraient durer l’éternité.
À la revoir au coin de la rue alors qu’elle est remplacée par un bistrot me plonge dans un de ces trop brefs moments où vous sentez votre cœur près d’éclater et un sourire irrépressible vous venir aux lèvres.
Je ne connais que trop bien cette sensation étrange qui vous pèse dans le ventre et vous dilate la poitrine et en même temps vous allège.
Le « paradoxe du bonheur triste » sans doute.
Ce sentiment écartelant qui vous saisit quand vous revient le bonheur d’avoir vécu l’instant et la certitude qu’il s’est enfui à jamais.
Il suffit de peu, très peu de choses, une vitrine de boutique un éclat de lumière, le passage d’un nuage, une odeur vous pousse à clore les paupières et vous ramène dans des temps où tout était plus léger.
« L’espace d’un instant » qui me saute à l’esprit comme un pavé dans la g… d’un flic.
L’espace de cet instant qui me vit, marchant lentement, mon cartable me battant le mollet.
J’étais tout seul et ça ne me plaisait pas mais il faisait beau et doux alors, en haut de la rue de Steinkerque, je suis entré dans le jardin du Sacré-Cœur.
J’ai monté le « pas d’âne » qui mène en haut, puis j’ai pris la sortie qui donne sur la rue Paul Albert et je suis sorti pour descendre les escaliers jusqu’à la rue Ronsard.
Je me suis arrêté devant la vitrine de la boulangerie, juste à côté de la porte.
Un instant plus tard elle est sortie, son cartable dans une main, un « pudding » dans l’autre.
Le « pudding » des boulangeries était exactement ce que ma mère appelait « le pain perdu ».
La boulangère a crié « la porte ! » quand elle s’est retournée, ne sachant que faire, les deux mains encombrées.
J’ai dit « je peux fermer la porte ».
Je ne sais pourquoi j’ai dit ça. Peut-être, sûrement même, parce que je la trouvais jolie.
Elle a dit « oh merci ! », j’ai fermé la porte.
Quand je me suis retourné elle m’a tendu son cartable.
Elle a retiré le papier, a arraché un petit morceau du « pudding » et m’a dit « tu en veux ? »
J’ai juste hoché la tête et, les deux mains encombrées, je me suis penché. Elle a glissé délicatement le petit morceau de « pudding » entre mes lèvres et a dit « T’es en quelle classe ? »
J’ai eu très chaud aux oreilles, je le sais bien.
J’ai réussi à avaler ma salive avec la petite bouchée de « pudding », je l’ai regardée et j’ai dit « en sixième… » elle m’a répondu « Ah moi aussi ! »
Avant de descendre la rue André Del Sarte et la rue de Clignancourt qui m’amènerait chez moi je l’ai suivie du regard, elle descendait la rue Charles Nodier.
Nous n’étions pas du même monde…
Mon dieu que j’aurais aimé faire partie de son monde à ce moment, le mien était bien plus dur…
J’en ai fait partie « l’espace d’un instant » et j’aurais donné ma vie pour qu’il durât toujours.
J’ai suçoté en rêvant ce morceau de « pudding » jusqu’à la maison et aujourd’hui oublié le visage de cette petite fille mais pas un instant de la scène…
Cet « espace d’un instant » est un des nombreux instants de bonheur grappillés au long de ma vie.
Et il y en eut...
07:08 | Commentaires (13)
Commentaires
Le récit est vraiment magnifique.
Merci
Écrit par : Christiane | lundi, 15 avril 2019
quelle belle histoire!
(je me demandais quel était le nom de cette rue, mes recherches n'ont pas abouti à une réponse décisive, il restait une ou deux possibilités)
Écrit par : Adrienne | lundi, 15 avril 2019
Je savais,que dis je...j'etais sûre que ce sujet était pour toi.... et je ne suis pas déçue... super devoir.....
Écrit par : Emiliacelina | lundi, 15 avril 2019
Et j'espère que tu collectionnes encore les petits bonheurs.
Écrit par : heure-bleue | lundi, 15 avril 2019
Quel joli moment, et si bien raconté.
Merci pour ce tendre instant, tout en délicatesse.
Écrit par : Sophie | lundi, 15 avril 2019
Quel beau texte ! J'en suis tout ému…
Tu as un grand art de l'évocation. Et franchement, ce n'est pas donné à tout le monde…
C'est un réel art de faire vibrer la sensibilité d'autrui au même diapason et avec des souvenirs différents, mais tellement proches dans le ressenti.
Bravo !
Écrit par : alainx | lundi, 15 avril 2019
Ton texte me rappelle ceux que tu livrais lorsque je vous ai découverts, HB et toi, où tu racontais ta jeunesse sur la Butte et tes premières amours (avant bien sûr ta rencontre avec la Lumière de tes Jours !)
Écrit par : Gwen | lundi, 15 avril 2019
je t'ai suivi d'une boulangerie à l'autre... Peut être Oscar de chez Heure Bleue aurait du faire de même, au moins il ne serait pas passé pour un mufle, le long de ces rues qui me parlent aussi. J'aime toute évocation de ce quartier, et comme tu le connais parfaitement, l'émotion que j'ai en te lisant n'en est que plus vive. Grand merci pour ces instants de bonheur !
Écrit par : delia | lundi, 15 avril 2019
C'est beau et c'est pur comme ces instants d'enfance qui donnent le sourire tout en faisant un mal de gueux. Tu le racontes si bien.
Merci.
Écrit par : lakevio | lundi, 15 avril 2019
C'est un très beau texte. Et une belle histoire. Franchement je me répète il y a de quoi écrire un récit. Complet.
Écrit par : Pivoine | lundi, 15 avril 2019
Quel beau moment et quelle intensité ! merci pour ce très joli texte !
Écrit par : Colette | lundi, 15 avril 2019
Très beau texte !
Écrit par : ang/col | lundi, 15 avril 2019
Vous n'avez pas beaucoup de bol pour le moment...
Écrit par : Pivoine | lundi, 15 avril 2019
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