jeudi, 14 février 2013
Et souviens-toi que je t’attends.
Elle n’abusa pas de sa supériorité du moment et se contenta de demander « Où habitez-vous ? Dans quel quartier ? Paris est vaste… »
Je n’osais pas lui dire que j’habitais dans un quartier de voyous, dans un immeuble qui ressemblait à un bâtiment rescapé de la bataille de Stalingrad, je lui répondis néanmoins.
- Du côté de la Porte de Clignancourt, ma mère a été longtemps effrayée à l’idée que le quartier déteigne sur nous.
- C’est si terrible ?
- Ça dépend… Vous parlez de ma mère ou du quartier ?
Elle était décidément très gentille car elle rit de bon cœur…
Puis nous sommes allés jusqu’à l’allée centrale, demander l’heure à quelqu’un qui avait une montre.
Que le temps passait vite ! Il y avait dix secondes à peine que nous nous étions retrouvés devant la Victoire de Samothrace et il était déjà près de six heures.
Nous décidâmes de rentrer à pied, nous parlions peu.
Le prétexte que je lui avais donné pour la revoir, quoique totalement sincère, ne marcherait probablement pas deux fois.
En plus j’étais un peu désarmé car habituellement, dans mes relations avec les filles, j’écoutais et étais assez attentif pour attirer leurs confidences. Là, c’était l’inverse, c’est elle qui me poussait à la confidence…
Tandis que nous cheminions, elle accentuait la pression sur mon bras de temps en temps. Histoire de me réveiller ? De s’assurer que j’étais avec elle ? Qu’elle ne traînait pas un ectoplasme ?
Je ne sais pas, je ne savais pas interpréter ses envies.
C’est quand nous sommes arrivés au bout du boulevard Haussmann, là où commence la rue Lafayette, que je sus que le choix de la posture allait être déterminant.
Je lui demandai « Et demain ? Que faites-vous ? »
Elle se contenta de me poignarder d’un « Je ne suis pas là, je suis invitée à la campagne. » qui m’évita de choisir entre allure dégagée et indifférence étudiée.
Je devais avoir l’air du type qu’on vient d’envoyer aux galères pour un crime qu’il n’a pas commis car elle ajouta « J’y vais avec mes parents. Vous pourrez tenir jusqu’à la semaine prochaine ? ».
Là, pris d’un doute, je demandai « Et vous ? »
Elle sourit avec indulgence « Ce sera très dur mais je pense survivre ».
Nous avions encore, à cette allure –à croire qu’on s’entraînait pour devenir sénateur-, plus d’une demi-heure de marche.
Au bout de longues minutes, après avoir lu à la volée une affiche sur un mur –si c’est embêtant d’avoir un œil percé, il est appréciable d’avoir l’autre œil perçant- je lui demandai « vous aimez la musique ? »
Elle m’assura que oui.
- Mozart au kiosque du Luxembourg, mardi prochain, ça vous dirait ?
- Qu’est-ce qu’on donne ?
- Son concerto pour clarinette.
- Comment vous savez ça ?
- Je l’ai lu il y a trois minutes sur une affiche…
Elle me regarda avec intérêt.
- Vous m’attendrez en bas de chez moi, mardi prochain ?
- Bien sûr, « J’attendrai l’hiver pour tomber »…
Elle eut dans le regard une lueur amusée « Vous avez toujours un vers approprié à citer ? Hier soir, si je vous avais hier soir demandé si, plutôt que Rimbaud, vous aimiez Baudelaire, que m’auriez vous dit ? »
- Hier soir, m’aurait échappé
« Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux »
et, comme hier soir, je me serais mordu la langue aussitôt après.
Elle me jeta un regard surpris et continua
« Et d’étranges fleurs sur des étagères
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux » et, après un silence, prenant un air méfiant ajouta,
- Vous connaissez aussi celui-là ?
- Vous le connaissez bien, vous !
- Dites moi, la poésie, vous l’aimez vraiment ou c’est juste pour draguer les filles ?
- Eh ! C’est vous qui avez commencé avec Rimbaud, mais oui, j’aime la poésie. Et la musique.
Elle dit doucement en me serrant le bras « je ne sais pas si je vais aller à la campagne avec mes parents », puis ajouta « malgré tout je suis sûre que c’est pour draguer ».
- C’est ça, je vais lire et retenir des poèmes rien pour aller dans une boîte et prier pour croiser une fille qui aime Baudelaire… En plus, pour la mettre à l’aise, je commencerai par « La mort des amants », pfff… Et vous, vous aimez vraiment la poésie ?
- Bien sûr, mais à part la lire et la retenir, je n’ai jamais pu en parler en dehors du lycée, et seulement en cours.
- Allons, ne me dites pas que vous n’avez croisé que des garçons obnubilés par les westerns et des filles obnubilées par Sissi !
- Oh non ! Mais aucun ne m’a parlé de poésie, et encore moins aidé à dire Ophélie…
Elle s’arrêta, se tourna vers moi « Finalement je n’irai pas avec mes parents, vous avez une idée pour demain ? »
Encore une fois, elle m’avait bien eu…
13:59 | Commentaires (10)
Commentaires
bé dis donc y a un air du grand Meaulnes...avec un mélange d'Amélie Poulain...c'était rare les gars qui parlaient poésie je confirme , jamais rencontré... tu étais quand même irrésistible pour qu'elle n'aille pas à la campagne avec ses parents...!
Écrit par : mialjo | jeudi, 14 février 2013
Elle n'aimait pas la campagne et pis c'est tout!
Écrit par : mab | jeudi, 14 février 2013
C'est très intello tout ça... on dirait que tu sors d'une autre époque.... bon j'avoue que c'est joli, on ne m'a jamais sorti de poésie et c'est vrai que j'allais plutôt à des concerts qu'écouter des concertos pour clarinette.... c'est grave docteur ? J'adore cette rencontre, c'est frais, c'est très classe.... le Goût m'étonnera toujours !!
Écrit par : Ysa | jeudi, 14 février 2013
Les gars qui m'écrivaient des poésies c'était rédhibitoire , il est vrai que chez moi , on parlait terre à terre !
Écrit par : Brigitte | jeudi, 14 février 2013
on retient son souffle jusqu'à la prochaine note
Écrit par : liliplume | jeudi, 14 février 2013
ça vole haut !!!! Quand j'ai rencontré mon futur, je ne peux me retenir de me tordre de rire (rétrospectivement) rien qu'à la pensée de la tête qu'il aurait fait si je lui avait récité ces quelques vers pourtant si beaux!
Il aime mieux " la retraite de Russie"!!! chacun son truc !! Pour draguer, il y a mieux !!!! Alors nous nous sommes abstenus !!!!
Écrit par : emiliacelina | jeudi, 14 février 2013
Waou .... une drague de haute volée !!!! Ton récit est captivant, je prends des leçons pour ma prochaine drague...
Bonne fin de semaine...Amicalement
Écrit par : patriarch | vendredi, 15 février 2013
Teins, moi aussi j'aimais la poésie.
http://berthoise.canalblog.com/archives/2010/11/08/19525516.html
Écrit par : Berthoise | vendredi, 15 février 2013
Fine mouche, la demoiselle, que seul le vinaigre ne saurait contenter...
Écrit par : livfourmi | vendredi, 15 février 2013
J'adore les westerns et les Sissi..enfin, j'adorais serait le mot le plus juste..
Écrit par : juju | dimanche, 17 février 2013
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