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mardi, 16 juin 2020

Le 95 est un « chronoscaphe »…

Nous prenons souvent le 95 qui nous ramène de Saint-Lazare ou de l’Opéra.
Il passe rue de Saint Pétersbourg.
Pourquoi je vous parle de ça alors que vous n’avez rien à faire du trajet du 95 ?
C’est parce que le 95 passe et, après avoir fait le tour de la place de l’Europe, il avance lentement devant le bureau de Poste et passe devant un immeuble qui me serre le cœur chaque fois.
Je le regarde attentivement depuis la vitre du bus.
Le premier étage me fait ressentir cette impression étrange du souvenir.
Cette impression bizarre du souvenir simple qui, pour une raison inconnue devient soudain un souvenir poignant.
Pourtant je ne connais rien de cet immeuble.
Il m’est totalement inconnu.
Sauf qu’il est en moi.
Cet immeuble est ancien, un immeuble haussmannien mais contrairement aux autres immeubles de la rue il est resté noir de crasse.
Il est comme ces immeubles des années soixante, avant que Malraux n’ait décidé que Paris serait une vitrine aux immeubles propres et sans linge aux fenêtres.
C’est ça !
Cet immeuble me ramène chez mon ami B. cet ami du lycée, celui qui disparut et qui précéda mon ami J. quelques années plus tard.
Il était totalement à l’opposé de moi.
Il avait une peau blanche pleine de taches de rousseur et des cheveux roux perpétuellement en désordre.
B. est venu une ou deux fois chez moi.
Je suis allé plus souvent chez lui.
Il habitait rue Gérando, cette petite rue qui va de la place du Delta qui n’existe plus au square d’Anvers qui est défiguré.
Je ne sais plus exactement à quoi nous jouions mais nous jouions.
Assez tranquillement je dois dire, nous n’étions ni coureurs ni batailleurs alors le salon restait calme.
Le salon ? Il était grand et me semblait luxueux.
Dans mon esprit, les parents de B. étaient « riches », et un piano dont on m’apprit qu’il n’était que « demi-queue » occupait un large coin du salon et une vraie bibliothèque occupait tout un mur.
Le père de B. était géologue et était souvent ailleurs que chez lui.
La mère de B. était belle et jouait du piano.
Elle m’en a joué quelques fois les jeudis où j’étais chez B.
Peut-être parce qu’elle savait que je l’écoutais.
J’écoutais bouche née et plein d’admiration tandis que B., sans doute parce qu’il voyait sa mère tous les jours, lisait sans prêter attention à la musique.
Ils habitaient au premier étage et un lustre éclairait la pièce toute la journée car la rue Gérando n’est pas très large.
Je crois que c’est ce qui me saute à l’esprit quand le 95 passe devant cet immeuble de la rue de Saint-Pétersbourg.
Là aussi, aujourd’hui même je l’ai revu.
Toujours noir et, au premier étage, les fenêtres aux rideaux mal tirés, gris de crasse et d’années, laissent entrevoir un salon à peine éclairé par un lustre à cinq ou sept ampoules misérables et jaunes.
La lumière en est si parcimonieuse qu’elle n’atteint pas même les murs que je devine sales.
Je me demande si, en entrant dans cet immeuble je ne croiserais pas un enfant d’une dizaine d’années qui vient juste de descendre l’escalier qui mène chez son copain B.
Peut-être même, rien qu’à passer le porche, je n’aurais plus mal à ce genou, ni ailleurs et que je reverrais de mes deux yeux qui voyaient si bien un monde peut-être sale et noir mais si beau…