Ça y est ! Je l’avais piqué dans le tas de bouquins lus de la table de nuit du côté de mon père !
C’était une table de nuit toute bête, la moitié d’une paire de tables jumelles.
De ces tables communes d’un bois quelconque plaqué d’une mince couche de bois verni, assez laides ces tables.
C’était alors la mode d’avoir de ces meubles dit « acajou palissandré vernis polyester ».
Il y avait dessus une lampe, dessous un tiroir éternellement bouclé au dessus d’un espace formant étagère où échouaient les livres lus jusqu’à ce que le tas parte un samedi chez le libraire « Livres, occasion, vente, achat, échange » qui m’avait viré quelques fois parce qu’on ne vit pas que d’échanges même si en amenant quatre livres quasi neufs vous repartiez avec deux livres quasi vieux…
Sous cette étagère, un compartiment avec une petite porte.
Du côté paternel, encore des bouquins.
Du côté maternel, un pot de chambre.
N’oublions pas que « le confort à mi-étage » ne poussait pas aux voyages nocturnes…
Ce matin là, donc, j’avais réussi.
Je l’avais piqué !
Je le lorgnais ce roman interdit, et depuis longtemps !
J’en revois encore la quatrième de couverture avec ce type moustachu en imperméable blanc, se dirigeant d’un air décontracté vers un avion qui n’attendait que lui.
Je l’enviais. Je n’avais jamais pris l’avion. Je n’avais jamais connu d’aventures autres que celles qui me voyaient sortir du cinéma redressant la tête comme si j’avais moi-même abattu les bandits à la place du shérif.
J’ai pris le livre et l’ai glissé subrepticement dans mon cartable avant d’aller m’habiller pour partir au lycée.
J’avais dans l’idée de le commencer, non dans le métro, je me connaissais, c’était un coup à finir Porte d’Orléans, mais dans mon cartable ouvert sur mes genoux pendant le cours d’Histoire de onze heures.
Ça devrait marcher, on commençait tous à avoir faim et le discours monocorde et hypnotique du prof le plus ennuyeux que j’ai jamais eu réussissait le tour de force de déplacer la somnolence postprandiale avant le repas…
J’ai donc suivi les cours normalement jusqu’à l’interclasse de onze heures.
Nous avions changé de salle pour une de sinistre mémoire pour une histoire d’enterrement.
Je m’étais assis dans le fond, tranquillement, à l’écart des plus remuants dont je craignais qu’ils ne me fissent pincer en flagrant délit.
Pendant que l’hypnotiseur tentait de nous intéresser aux querelles de succession des Hohenstauffen, j’ai ouvert mon cartable posé sur mes genoux.
Ce cartable à soufflets s’ouvrait assez pour qu’on pût y ouvrir ces petits bouquins genre « Fleuve Noir ».
« Hubert Bonisseur de la Bath traversa la chambre et se dirigea vers la salle de bains tandis qu’Héléna se retournait dans le lit en désordre… »
Ça devenait intéressant encore que je ne voyais pas trop ce que ça pouvait bien dire.
J’étais totalement plongé dans l’action, au point de n’avoir pas remarqué le silence de l’hypnotiseur…
Mon bouquin me fut brutalement arraché des mains tandis que la voix de l’hypnotiseur finissait la phrase à ma place.
À ma grande surprise, ce fut d’une voix théâtrale qu’il lut « Une douce fatigue baignait la chair comblée d’Héléna ! »
Il reprit sa voix d’hypnotiseur pour déclamer « Au moins vous tentez de vous instruire, hélas de choses que vous êtes trop jeune pour apprécier… Vous viendrez donc après-demain matin de huit à douze, creuser le sujet de la succession des Hohestaufen… »
Je n’ai jamais su comment finissait cet OSS-117…
Mais je suis sûr qu’il a gagné.
Ces mecs là gagnent toujours...