dimanche, 09 juin 2024
Les garçons bouchés.
La note d’alainx de vendredi m’a rappelé quelque chose.
Pour reprendre les mots d’Alainx :
« Ces derniers temps la nuit, je rends visite à mon père décédé il y a 36 ans, parce que je me découvre des choses à lui dire plutôt dans le registre gratitude pour tout ce qu’il a fait pour moi et que j’ai ignoré au temps de son vivant. »
La facilité de jugement impitoyable, position somme toute confortable, surtout si on a à n’assumer aucune responsabilité et qu’on est jeune est aisée, c’est plus tard que vient toujours un moment où on doit juger sa position de juge.
Et c’est là que ça m’est revenu.
Ou « Comment une suite de bévues efface une vie de courage, de blessures, de souffrances, de duretés subies ou infligées et il faut bien le dire, d’amour inconditionnel. »
***
J’ai entendu frapper à la porte.
J’ai ouvert.
Il est entré.
Il traînait encore cet imperméable qui me sortait par les yeux.
L’imperméable « mastic » à coupe dite « raglan », qui datait de la « mode James Bond » de mes années de lycée.
À peine assis, il s’est raclé la gorge et a demandé :
- Tu n’aurais pas une cigarette, fiston ?
Je lui ai tendu mon paquet de « Kent », il en a pris une et s’est tapoté les poches sans rien en sortir.
J’ai tendu mon « Cricket » et il a allumé la cigarette.
Un long silence suivit.
Il s’agitait sur le tabouret, ne sachant pas comment s’y prendre.
Il n’est pas aisé d’aborder certains sujet avec ses enfants, même s’ils ont plus de vingt ans…
Puis, il s’est remis à se racler la gorge et s’est lancé :
- Qu’est-ce qu’elle a ta mère ?
- Quoi ?
- Qu’est-ce qu’elle a ? Elle me laisse tout seul là-bas, dans la maison de campagne, au diable et elle ne me parle pratiquement plus…
- Tu as quand même exagéré, papa, tu ne trouves pas ?
- Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
- Qu’est-ce que tu n’as pas fait, plutôt… Pas de boulot, tu viens, tu fumes, tu manges, tu gueules, tu es invivable.
- Ouais mais quand même ! On est marié depuis longtemps.
- Si peu mariés depuis un moment…
- Alors, quoi ?
- Ben maman en a marre et nous aussi !
Il a pris cette expression de chien battu qui donne envie de le battre.
Il a même tenté, en comédien accompli, la larme au coin de l’œil…
- Ben qu’est-ce que je dois faire ? Hein ? Dis-le !
- Mais tout le monde en a marre de ces cinémas !
- Et alors ? Hein ? Alors !
- Alors va-t’en, papa ! Va-t’en !!! C’est tout !
Il s’est redressé, comme s’il avait reçu un coup en traître puis s’est levé avec l’air d’avoir cent ans.
Il a attrapé son imperméable sur le crochet de la porte et est parti.
Je savais qu’il irait au café, prendrait un ou deux whiskies et repartirait à la campagne.
Sans même vérifier qu’il avait assez d’’essence pour y arriver.
Comme toujours... L’imprévoyance personnifiée...
J’ai refermé la porte, me suis assis sur le tabouret qu’il venait de quitter et ai éteint sa cigarette qui se fumait seule dans le cendrier.
Je me suis accoudé à la table et une vague de honte irrésistible et soudaine m’a submergé.
Je me suis d’un coup rendu compte j’avais foutu mon père à la porte de la maison !
J’avais mis à la porte l’homme qui m’avait élevé et avait été si gentil avec nous tous…
Qu’allait-il devenir ?
Il est si facile d’être impitoyable, de juger sans savoir.
Alors, toujours accoudé, la tête sur les bras, j’ai senti les premières larmes.
Puis de gros sanglots ont suivi.
Le chagrin des choses irréparables a suivi la vague de honte de les avoir dites…
22:21 | Commentaires (4)
vendredi, 07 juin 2024
Guère épais...
Heure-Bleue a fini son bouquin « En finir avec Eddy Bellegueule ».
Alors je l’ai pris et ai commencé à le lire.
Hé bé…
Comment ce gosse a-t-il pu grandir dans un tel environnement hostile.
Avec le recul de l’âge, je me dis que bien qu’il ait souffert, c’était finalement un « guerrier ».
Un vrai, un qui souffre mais ne se laisse pas abattre, entouré d’ennemis qui obéissent à un motif répandu.
Ce motif réel répandu chez les racistes qui pensent avoir de bonnes raison de haïr « l’autre » alors que la seule raison plausible qu’ils devraient s’avouer c’est « je ne le comprends pas donc je ne l’accepte pas ».
Ce gosse, Eddy Bellegueule dont je me demande en lisant son bouquin comment on peut être affublé d’un nom et d’un prénom comme ça.
« Eddy », je vous demande un peu à quoi ça sert si tu ne t’appelles pas « Barclay » ou « Mitchell ».
Quant à « Bellegueule », tu te demandes si ce n’est pas un surnom jusqu’à ce que tu apprennes que sur la carte d’identité de tes parents il y est écrit « Bellegueule ».
Ce gosse, avec un nom comme ça est désigné à la vindicte de ses camarades, en fait des tortionnaires.
Quand on est enfant et qu’on est jeté dans un milieu où la compétition n’est pas tant scolaire que guerrière, on doit d’abord résister, s’intégrer ou se battre pour rester soi-même et à l’écart.
Mais en lisant ce bouquin d’Edouard Louis, les années ayant apporté leur lot d’enseignement, après l’avoir plaint de tout mon cœur, une question s’est posée, lancinante : Comment ont été élevés ces tortionnaires pour qu’à peine mis en contact avec d’autres congénères ils se transforment en une meute de chiens face à un gibier inadapté à la lutte pour la survie en milieu hostile.
Comment a-t-on pu enseigner à ces enfants qu’il fallait martyriser un garçon qui a une voix plus aiguë que les autres, des façons moins brutales, des gestes qui ne sont pas ceux du déménageur.
Il semblait indispensable de lui cracher dessus, de le traiter de « pédé ».
En douce évidemment car être courageux dans certains cas semble surtout être capable de lâcheté au cas où quelqu’un leur apprendrait à se tenir correctement en utilisant leurs méthodes.
La lecture de la suite me renseignera sûrement.
Mais me semble déjà savoir ce qui risque d’arriver à ce gosse s’il ne se défend pas bec et ongles.
Je le sais, j’ai été précipité dans un milieu comme ça dans l’enfance et n’ai dû à un entraînement sévère dans mon quartier de m’être sorti par la force de ces tortionnaires mal surveillés par des gens dont le boulot est normalement de maintenir la paix même en dehors des classes.
Je vous dirai comment ce gamin, dont je sais qu’il va s’en tirer, fait son chemin dans une vie et un milieu rendu sauvage par la pauvreté, la volonté « d’endurcir ce gosse » avec des méthodes qui ont montré leur inefficacité sur leurs propres parents…
10:16 | Commentaires (7)
mardi, 04 juin 2024
Les cyniques ont la gêne étique…
Hier, nous sommes allés acheter quelque chose entre l’Opéra et Saint Lazare.
Il était question d’un pantalon pour la lumière de mes jours et d’un clavier pour votre serviteur.
Le temps était ensoleillé et le bus malheureusement laissé aux mains d’un Fangio nous a efficacement cassé le dos, grandement aidé par un pavage inégal depuis que le boulevard avait été amélioré pour les Jeux Olympiques.
La boutique où Heure-Bleue allait dépenser l’argent du ménage dans des tenues dont elle espérait perpétuellement qu’elles lui plairaient enfin après quelques mois ou années dans la penderie.
Mais bon… Après tout…
Comme toujours, nous papotons avec les vendeuses des boutiques où nous lâchons nos retraites.
C’est toujours riche d’enseignement, notamment sur le fait que nombre de clientes ou de clients confondent « le vendeur est au service du client » et « Le personnel est un larbin à votre disposition qui doit supporter votre mauvaise humeur et accepter d’être maltraité ».
Nous avons ainsi appris qu’une cliente qui voulait voler avait menacé la vendeuse d’un couteau.
Ces temps-ci, le couteau semble une méthode de dissuasion courante qui montre qu’une vie humaine ne vaut pas plus cher qu’une chemise « made in China » fabriquée par des esclaves.
Épouvantée, la vendeuse appela sa direction et lui expliqua la situation délicate où elle se trouvait.
Dans un monde normal, on eût dû répondre « donnez lui la chemise et qu’elle s’en aille puis nous porterons plainte, forts des caméras de surveillance ».
Bref, le comportement normal d’une entreprise soucieuse au moins autant de la sécurité du personnel que de la précision du stock.
Eh bien, à la surprise de la jeune femme, il lui fut répondu « Ne dites rien sinon elle risque de donner un mauvais avis sur la boutique sur Internet ! »
Compte tenu que cette jeune femme n’a que peu d’espoir de promotion, un salaire qui lui permet de payer son « Pass Navigo » et son loyer et de manger très frugalement, qu’en prime, grâce à un gouvernement soucieux de préserver les dividendes, elle a gagné le droit de travailler deux ans de plus pour une retraite maigrelette, il me paraît exagéré de lui demander de se sacrifier pour un avis positif sur Internet émis par quelqu’un qui serait à sa place sur les bancs d’un tribunal.
Mais bon… Il y a des jours comme ça où on se demande si les Jacqueries, la Révolte des Canuts, la Révolution française et celle d’Octobre 1917 ne seraient pas plus dues à l’imbécillité des dirigeants en place qu’à la susceptibilité de ceux qui les nourrissent…
11:13 | Commentaires (2)
vendredi, 31 mai 2024
Avant...
Une odeur de viande grillée est venue me chatouiller les narines.
J’écoutais la radio, on y parlait de Paul Auster parce qu’il venait de mourir.
Je me rappelle l’avoir entendu parler d’écriture, de ce qui faisait qu’on aurait ou non quelque chose à dire au monde.
Et c’est là que je me suis aperçu que Dostoïevski comme Paul Auster savaient bien mieux que moi dire l’importance des choses.
Il y a un poème de Paul Auster d’un recueil qui s’appelle, je crois « Disparitions » et qui m’est sorti de l’esprit.
Il parlait de l’impossibilité du repos une fois qu’on connaît le langage.
Il disait je crois « Car chaque mot est un ailleurs, une chose qui bouge plus vite que l’œil », si je me rappelle bien, ça se terminait sur « où il n’a pas de chez lui ».
Mais je n’en suis pas sûr, j’ai lu ça dans les années 90 en fouinant chez ma libraire préférée.
Ça traduisait à mon sens assez bien les pensées qui me viennent à l’esprit.
Maintenant il me revient que comme beaucoup d’enfants de l’époque, celle d’avant la « Guerre d’Algérie » que beaucoup appelaient « Les évènements », j’avais des amis.
Ils ont disparu dans les brumes du temps et des années, dispersés qu’ils furent par le cours des choses et les années qui tuent et voient naître.
Ils ont laissé chez moi des souvenirs, des sons, des odeurs, des images.
Beaucoup d’images.
Des images de rues ensoleillées et d’escaliers à gravir.
Des odeurs d’épices devant des épiceries closes depuis des lustres.
Des voix qui fredonnent des succès de gens qui sont morts les uns après les autres.
Bien que dépourvu de toute veine littéraire, je me suis senti étonnamment proche de Paul Auster.
Un moment j’ai même eu l’impression de le comprendre.
C’est dire...
Comme nous tous, il a remarqué dans ses poèmes que la vie est un ruisseau étrange dont le cours est décidé par le hasard des écueils croisés.
J’ai seulement constaté que l’éclairage des années donne à mes souvenirs la couleur des saisons.
Avec le « temps de mince » qui sévit ces temps-ci, la couleur en évidemment est mélancolique…
Cette odeur de viande grillée est repassée par mon nez, apportée sans doute par la fenêtre de la cuisine, toujours entrebâillée « à l’espagnolette »
Je me suis demandé d’où elle venait.
Ce n’était pas le canard que j’avais fait cuire.
Puis je me suis souvenu.
Cette odeur de viande qui cuit dans la poêle et prend cette fragrance due au gras laissé dans la viande, histoire d’en rendre le prix et l’odeur attrayants.
C’était celle de certains soirs où on attendait mon père.
Celle où il allait arriver, où il allait déposer un léger baiser sur la bouche de ma mère.
Quand c’était comme ça, elle lui disait « Bonsoir Lemmy. »
J’aimais bien les soirs où il y avait l’odeur de la viande dans la poêle et où elle appelait mon père « Lemmy ».
C’était mieux que les « soirs à soupe à alphabets ».
Ceux où elle appelait mon père « Gaby » d’une voix bougonne.
Les soirs de fin de mois précoce…
Il est très fort, ce Paul Auster, quand même…
17:07 | Commentaires (7)
mardi, 28 mai 2024
Faites des mères !
Dimanche nous sommes allés chez les enfants pour la fête des mères.
Nous avons profité honteusement de notre position de « gauchistes post soixante-huitard » attardés pour abuser de l’argument usé « c’est une fête pétainiste et commerciale » et n’apporter rien du tout !
Bon, n’ayant plus de mère à honorer, ça nous a donné l’excuse parfaite pour arriver les mains vides.
Heure-Bleue, pas encore libérée de ces vieux poncifs pétainistes, a tenté néanmoins d’acheter des fleurs avant de prendre le bus.
Une queue qui n’était pas sans rappeler une boucherie moscovite à l’époque de Nikita Krouchtchev nous a dissuadés d’autant plus efficacement que le bus arrivait.
Une idée m’est venue sur le chemin qui menait de l’arrêt du bus à la maison des enfants.
Une de ces idées modernistes qui me frappe parfois quand j’ai dans l’idée de faire bondir JJF, prompte au sursaut d’indignation.
J’ai pensé aux fêtes des mères d’antan.
Celles où les enfants faisaient ces colliers de nouilles qui plaisaient tant aux mamans.
Les enfants grandissants, ils avaient des idées nettement plus utilitaires, histoire de faciliter le travail des mères.
Voire de leur rappeler que le vrai rôle des mères c’est quand même de bosser.
Une idée, brillante m’est donc venue, directement dictée par ces souvenirs et la décision récente du gouvernement que le rôle de la Française et du Français était d’abord de travailler durement.
J’ai pensé m’arrêter au « Carrouf » voisin pour acheter un balai, une pelle et du bolduc histoire de donner un côté festif à ce qui serait, j’en étais sûr, le cadeau utile et qui rappellerait à coup sûr quel était le rôle réel de la mère dans une famille française bien tenue, patriote et attentive aux recommandations de cet « État Français » dont la devise ornait les pièces d’une époque hélas révolue où chacun tenait sa place.
J’ai prudemment soumis l’idée à la lumière de mes jours, pensant naïvement être aidé de quelques conseils sur la présentation du cadeau, la couleur du bolduc, etc.
L’idée de passer une vingtaine d’années en prison l’a dissuadée de me poignarder sur le champ.
J’ai lu dans son regard ce que je pouvais faire du manche du balai prévu.
Puis, désespérée a clos l’inexistante discussion d’un lapidaire « Mon pauvre garçon, mais que tu peux être bête… »
Donc, je suis arrivé les mains dans les poches…
10:27 | Commentaires (5)